Muette

Muette

Non ce n’est pas ça. Ce n’est pas qu’il avait peur de quoi que ce soit, ce n’est pas qu’il se sentait laid ou trop timide. Il ne le savait pas lui-même. Mais il préférait cela. Il préférait qu’on ne sache pas. Il se sentait plus à l’abri, plus près de lui-même sans doute. Et en même temps plus loin des autres, donc plus capable de comprendre. Caché lui-même et donc serein, abrité comme un enfant qui se hisse dans sa cabane. C’est mieux ainsi, c’est plus facile de voir le monde qui s’agite depuis ce point de vue lointain. On se sent bien moins concerné, sorti du piège de leurs intrigues ou plus apte à s’en échapper, il sentait qu’ils n’avaient plus prise et qu’ils s’en trouvaient désarmés. Lui bien au chaud, rasséréné, regardait les autres bouger. Et il ne pouvait pas nier ce sentiment de toute- puissance qui montait par vagues successives. Non ce n’est pas qu’il ne s’assumait pas, ce n’est pas qu’il se sentait laid ou trop timide, juste qu’il préférait cela, qu’il se sentait mieux ainsi. Qu’il se trouvait mieux à sa place. Qu’il se sentait moins submergé, que son esprit trouvait un calme. Que le temps semblait retomber après qu’on l’eut trop agité. Les choses retombaient à leurs places, une à une comme prises par la gravité.

Elle le regardait avec anxiété, cela lui semblait infernal, pourquoi jouait-il à se cacher ? Il avait pourtant passé l’âge. Mais je ne sais pas, quelque chose lui semblait figé. Elle le voyait de loin, et de loin en loin s’éloigner. Et incapable pourtant, dans sa colère, de faire autre chose que blêmir, serrer les dents, les poings d’angoisse. Elle n’avait même pas essayé, elle se savait trop impulsive et trop peu capable d’attendre. Ils étaient pourtant tous là, tous rassemblés et tous enjoués. Ils étaient là mais lui semblait s’en défendre. Et elle ne savait réagir. Elle se sentait de plus en plus perdue dans sa propre rage, de plus en plus noyée par ses colères, mais elle ramait pour faire surface, elle ramait dur sans le paraître. Car son visage se voulait tendre, se voulait calme et apprécié, un peu blanchi peut-être, un peu livide, mais rien de plus. Elle se tenait parfaitement droite sous le soleil, une main sur l’autre, à peu près calme en apparence.

Le repas est servi. Les convives passent à table. Elles sont rondes et blanches, posées sur l’herbe de façon éparse, le drapé de leurs nappes tombant sur la pelouse. Toutes de taille identique elles conviennent pour quatre. D’ailleurs quatre assiettes, quatre couverts, quatre verres et quatre serviettes légèrement rosées. Et quatre étiquettes où figurent quatre noms.

Lui au centre du monde ne semblait plus conscient de rien. Bercé par cette assemblée aimable de gens, il se laissait porter et par eux-mêmes et par la parfaite chaleur. Juste à son aise, vent tiède et caressant. Rien ne laissant présager la suite, ses motivations n’étaient plus les siennes, il se laissait déposséder. Et ses tourments quittaient ce navire sans commandement. Sa légèreté alors lui semblait un délice, les gens autour rejoignaient la rumeur, tous lui semblaient devenir un seul être énorme et ronronnant. Ni cette femme blanche, ni ce garçon puéril ni personne d’autre ne prenait clairement forme. À quel instant, pourtant, avait-il commencé ce lent détachement ? Son esprit s’était si bien allégé qu’il n’aurait pu refaire le chemin à l’envers. Il restait là suspendu entre ciel et terre parmi les nappes claires et les gens égayés.

Les robes claires et les costumes s’animent, chaque figure trouvant naturellement sa place, chacun semblant glisser sur l’herbe du lieu où il se trouve vers le lieu de sa chaise. Les corps s’entrecroisent avec élégance et jamais ne se heurtent. Quelques instants à peine et tous sont assis. Seuls restent debout un instant de trop, lui, elle, elle et lui qui, semble-t-il, soit n’entendirent pas l’appel soit ne savent pas trouver leur place.

Elle n’avait pas grand-chose à dire, elle n’avait presque rien à dire, sa voix lui semblait paresseuse. Elle avait beau passer des uns aux autres, et saisir leur parole au vol, la sienne ne trouvait pas le moindre interstice par lequel entrer en contact. Elle n’avait pas grand-chose à dire mais son silence l’énervait. A quoi jouaient-ils tous se jetant des paroles en l’air ? Les mots rebondissaient d’un corps à l’autre, d’une bouche à l’autre sans qu’elle ne parvienne à ne rien retenir. Il faut dire que la consistance de ces discours était juteuse et d’une nature insaisissable. Mais eux semblaient habiles à manier cette substance tandis qu’elle se sentait passoire, tout ça la traversait, jutait à travers elle sans filtre et sans lenteur. Et lui qui semblait découpé du reste, lui qui comme elle s’isolait du monde, qui s’extrayait apparemment du sol. Cette femme frémissante sous ce large soleil, les mains légèrement contractées comme le reste du corps. Les autres qui ne voyaient rien, qui parlaient à tout va et à toute vitesse. Et elle idiote encore, affolée de ne rien saisir.

Une table reste libre. Ils s’y dirigent l’un après l’autre, tirent leurs chaises de dessous la nappe et s’y assoient en silence, lui faisant face à elle, elle faisant face à lui.

Il a évidemment réagi trop tard mais son temps de grâce n’était pas fini. Il ne sait pas où il était quand ils ont sonné la cloche. Il devait être loin et il frémit de redescendre. Ce n’était déjà plus si doux. La table était belle et joliment dressée, la chaise confortable et la carafe pleine. Il sentait qu’il ne faudrait rien pour que reviennent l’aisance et la chaleur de l’instant précédent. Il suffirait que les autres convives se missent à parler et à nouveau leurs voix porteraient son esprit. Ce ne serait pas si difficile après tout mais évidemment impoli. En même temps  il n’avait que faire de la politesse, il pouvait ne pas s’y tenir. Cette femme en face ne faisait pas le moindre effort pour lui sourire, ses yeux viraient à gauche et sa fureur semblait sincère. Elle dévisageait cet autre que l’on n’aurait pu qualifier. Apparemment il se cachait.

Bien sûr qu’il n’allait pas l’ôter, cette décision était prise depuis longtemps, ce n’était même plus un sujet. Il s’en voulait de s’être ainsi fait remarquer, il aurait dû partir plus vite, mais sa vision était légèrement gênée et il avait perdu du temps. Ça l’ennuyait profondément d’avoir ainsi paru debout. Le plaisir venait justement de ce que lui se protégeait mais dans l’indifférence des autres, pas de cette façon notoire. Il fuyait l’excentricité, il la trouvait impertinente. Assis ici il attendait que cet instant s’efface, et il ne bougeait plus, penchant légèrement la tête, se disant que l’arrivée de l’entrée ramènerait chacun sur son assiette. La femme face à lui ne semblait ni sourire ni le regarder. C‘était déjà une chose acquise. Elle  avait l’air de s’affaisser et son grand corps s’écoulait vers le bas, peut-être était-ce de la peur, ce devait être l’égarement. Total et épuisant. Il se demandait quelle douleur pouvait saper ce si grand corps, il n’aurait pu le soutenir.

On apporte le dessert. Les convives égayés par le vin et la vue de la pièce montée ont déjà taché leurs nappes. Personne ne semble certain du pourquoi de la réception. Les uns se penchent vers les autres, qu’ils croient avertis, mais ceux-là non plus ne sont pas plus sûrs. On se dit qu’avec le dessert l’événement doit s’annoncer, mais l’on attaque les chouquettes car on ne sait plus qu’attendre.

Absorbé dans son agacement son corps n’avait su réagir, ils étaient déjà tous assis qu’elle s’apprêtait juste à partir. Assise à côté de lui, désormais c’était un trop-plein, et l’agitation de ses mains était remontée dans ses joues. Respire se disait-elle, respire et calme toi, rien ne sert de blêmir ainsi. Bien sûr qu’il ne l’ôterait pas, cette décision était bien prise, il fallait désormais qu’elle ne s’en soucie plus, il fallait s’efforcer sans quoi le calme ne viendrait pas. L’autre en face d’elle-même était parfaitement stupide, un sourire de béatitude lui coupait le visage en deux mais un sourire qu’il ne destinait à personne et je crois même pas à lui-même. Un sourire comme un strabisme, juste là pour agacer l’autre, pour dévier toute tentative d’aller s’appesantir ailleurs. Terriblement énervant et cette femme à droite que le monde semblait aplatir.

Il fallait vite se ressaisir, trouver des mots, trouver des phrases, sans quoi ce dîner serait un martyr. Quand elle s’était vue liée à eux sa gorge avait reculé davantage, les mots lui semblaient désormais si loin que l’effort pour les extraire la plongeait dans l’abêtissement. Mais aucun d’eux ne semblait prêt à la secourir, aucun d’eux n’émettait le moindre son, le moindre soupir. Bon dieu que se passait-il dans leurs esprits, les yeux tournaient viraient, les mâchoires se crispaient ou se détendaient, mais l’articulation d’un mot ne semblait pas possible. Allaient-ils la laisser se décomposer sur sa chaise. Il fallait qu’elle fît cet effort toute seule, redresser tout son corps qu’elle avait laissé s’égarer, réaligner la tête sur la ligne des épaules, relever le menton et les regarder tour à tour, et leur parler enfin. Que ce soit du temps ou du vin car il fallait bien introduire.

Finalement un signe sans doute, peut-être l’un d’entre nous savait, ou peut-être prit-il  une décision subite, il se lève, porte un toast, et tous les autres se lèvent, verre à la main, dans un unique froissement de nappe. Certaines chaises basculent. Quatre d’entre eux restent assis, et comme ils ont ce retard, on les prend pour cible de joie. Tous les regards pivotent, et les bras se tendent pour eux. De grands sourires, et de belles œillades, des complicités entendues, c’est bonheur et grande joie et mon dieu quelle belle chose.
Ils restent assis en silence, je crois qu’ils ne savent que faire, elle s’affaisse à nouveau, la bouche entrouverte mais muette, tandis que lui baisse la tête, replongeant vers ses chouquettes. Sa voisine trop étonnée oublie sa rage un instant et se fige sur sa chaise, ses mains lâchant l’étreinte qu’elles exercent sur la serviette. Lui garde son sourire pour lui, s’efforçant de ne pas nous le donner, ce qui le rendrait trop complice. Le froid commence à venir, et la nuit ne va plus tarder, il suffirait d’être patient.

Texte publié dans la revue Emargé n°0, revue semestrielle de création textuelle au sein des arts visuels.

Accueil /Travaux / Récits / Muette